Confiteor
De Jaume Cabré – En projet
Lorsque j’ai rencontré Jaume Cabré, je me sentais tel le petit garçon face à une immense bibliothèque qui fait la couverture de Confiteor.
Je le rencontrais pour lui raconter ce que je souhaitais faire au théâtre avec son roman, et qu’il m’autorise à la faire….
Autant dire que j’étais très intimidé.
Et quand, au bout de deux heures de discussion en Fragnol (mélange de français et d’espagnol), dans un tendre sourire, Jaume Cabré me dit : « Mais… estas loco (tu es fou)… ». Nous savions tous deux que cette aventure était possible : donner à voir et à entendre Confiteor sur une scène.
Confiteor est « vertigineux », « un roman extraordinaire », « un roman fantastique », « une œuvre immense », « une cathédrale », « un roman-monstre », « un chaos magistral », « un chef-d’œuvre », « une écriture vertigineuse »… Ainsi les critiques rendent compte de cette œuvre.
Rendre compte de l’œuvre ? est-ce là le travail que nous devons entreprendre pour le plateau ? Oui, en partie.
Mais est-il possible de rendre compte au théâtre de ce récit complexe qui se déroule dans des lieux différents, à des époques différentes ? Oui, en partie.
Devons-nous représenter les 250 personnages qui peuplent ce roman ? Oui, en partie. Époques, lieux, personnages, se superposent, se frôlent, se poursuivent.. à leurs intersections, il y a des courts-circuits, des brèches. Les fragments épars de la fiction se bousculent en permanence et créent ce chaos qui représente notre monde.
Comment entrer dans cette cathédrale ? sans peur, mais par la petite porte. Entrer par l’aspect sensible, avec cette ambition excentrique mais raisonné de faire exister les mots de Cabré. Traverser Confiteor comme un parcours sensible. Faire confiance à l’auteur, aux acteurs, aux spectateurs, et tout simplement au théâtre
Gilbert ROUVIÈRE
Ils en parlent si bien, et je partage tellement ce qu’ils en disent, et résumer « Confiteor » est une tâche si complexe, que ces articles me semblent faire une très juste, et belle présentation de ce roman exceptionnel.
« Il est presque impossible de raconter l’histoire de Confiteor, énorme roman publié en cette rentrée par Actes Sud, ou d’en résumer la richesse, la profusion, sans en réduire la portée et l’élan. Qu’on sache qu’il s’agit, en (très) gros, de la tentative d’Adrià Ardèvol y Bosch, alors que sa mémoire se dérobe, de raconter son histoire et celle de sa famille, d’un violon d’exception, d’une médaille, et que, pour le faire, il ne brasse rien de moins que l’histoire de l’Europe, de l’Inquisition au franquisme, en passant par le nazisme. Le récit, destiné à l’amour de sa vie, Sara, évoque les souvenirs d’enfance, l’apprentissage de la musique et des langues par douzaine, le regard qu’un enfant porte sur le monde impitoyable et mystérieux des adultes, l’amitié en la figure de Bernat, l’adolescence et l’amour, les femmes. Qu’on sache aussi que Jaume Cabré a mis huit ans pour écrire et peaufiner son livre. »
Laurent Mauvignier
Jaume Cabré possède une écriture vertigineuse ! «Confiteor», est un roman extraordinaire !
J’avoue ressentir une certaine appréhension avant de commenter cette lecture que je viens de terminer. Avoir l’impression d’avoir lu un chef-d’œuvre et avoir peur de ne pas lui rendre justice, de ne pas être à la hauteur de l’œuvre … et de son créateur.
Dans L’Entretien du magazine «Lire» du mois de novembre, Jaume Cabré dit : «Je suis convaincu que le lecteur a envie d’avoir des obstacles, de ne pas être seulement confronté à des évidences.» Et bien, le blogueur que je suis adhère tout à fait à cette pensée de l’auteur. Ouf ! Quels obstacles dois-je franchir pour écrire une chronique sur ce roman impossible à résumer, sur ce style tellement particulier et sur les nombreux personnages (il y en a pour quatre pages, à la fin du roman), tous plus complexes les uns que les autres.
Alors, humblement, encore tout imprégné de l’atmosphère du roman, je vais tenter, en quelques phrases, de partager mon enthousiasme.
Tout d’abord, tentons l’irréalisable, un résumé à partir de quelques faits et de quelques personnages.
Adria Ardèvol, jeune barcelonais, élevé par des parents exigeants qui manifestent des attentes énormes pour leur unique enfant. Le père veut que son fils devienne un humaniste polyglotte et la mère veut faire d’Adria, un virtuose du violon. Comme il le dit lui-même, dès la première phrase du roman, «Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable.»
Sara Voltes-Epstein. La femme aimée, au centre d’une formidable histoire d’amour. La femme à qui s’adresse cette longue confession, ce «Confiteor» aux nuances musicales envoûtantes. Sara, le femme présente et même l’absente, celle qu’Adria aime par-dessus tout … ou presque! «Confiteor» est un extraordinaire roman d’amour, l’histoire d’une passion dévorante, douce dans ses présences mais douloureuse dans ses absences.
Bernat Plensa, l’ami fidèle. «Confiteor» est un roman d’amitié, comme on dit un roman d’amour ! L’amitié entre Bernat et Adria traverse les temps et les tempêtes. Et ce, malgré les divergences, les mensonges et les vérités. Bernat est la conscience d’Adria mais Adria est le plus grand critique de Bernat, acéré et sans ménagement. Certaines scènes, certaines manifestations de cette amitié bien particulière, pourraient vous arracher quelques larmes.
Le shérif et le chef indien. «Confiteor», c’est aussi un roman sur l’enfance, sur l’imaginaire. Mais, plutôt, un roman sur la négation de l’enfance. Tout au long du récit, les figurines du shérif Carson et le brave chef Arapaho Aigle-Noir interpellent Adria. Traversant les époques, comme des auto-portraits de sa conscience et de son sur-moi, les statuettes posent un regard critique sur les événements de la vie d’Adria. Jeune ou vieux. Ce qui l’amène, parfois, à des réflexions comme celle-ci: « Je n’ai jamais eu l’âge pour rien. Ou j’étais trop jeune ou je suis trop vieux.»
Nicolau Eimeric .Dans la même veine, «Confiteor» frôle le roman fantastique quand, à la surprise du lecteur, l’inquisiteur Nicolau Eimeric (XIVe siècle) se retrouve dans la peau d’un SS pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Lorenzo Storioni ! Un luthier. Mais avant tout, un violon ! «Confiteor», c’est aussi l’histoire d’un violon, personnage presque central du roman. Un violon, des musiques, tout le roman aurait pu être écrit sur une portée, aux vibrations des notes d’une sonate de Schuman ou d’un trio pour violon de Schubert. Un violon qui nous transporte au XVIIe siècle où l’on tue pour le posséder mais aussi, au milieu des camps de concentration … où la mort est aussi prétexte au vol, à l’extorsion. «Confiteor» est un roman musical, orchestré par un auteur virtuose !
Finalement, «Confiteor» nous présente aussi un personnage pictural, une toile de Modest Urgell. Le monastère de Santa Maria de Gerri prend vie et accompagne Adria dans ses réflexions. Parfois même, on ressent le souffle du vent qui émerge de la toile et se répand dans la maison.
Et l’histoire, vous me direz ? Juste avant de perdre la mémoire, de tomber dans les cavernes sombres de l’Alzheimer, Adria se met à l’écriture d’une longue lettre à l’amour de sa vie, pour lui expliquer sa vie, ses décisions et surtout, certains faits cachés, presque inavouables, qui ont marqué son existence. Un violon, une médaille et un morceau de tissu sont les éléments clés de ce récit, prenant et émouvant. Adria révèle le chemin parcouru et aussi nous guide dans des digressions fascinantes, des pensées errantes et des réflexions hallucinantes. Il faut faire confiance à l’auteur et à notre propre capacité à suivre le fil de l’histoire et se laisser emporter par ces voyages dans le temps:
▪ vivre l’angoisse des moines des monastères de Sant Pere del Burgal et de Santa Maria de Gerri;
▪ assister au meurtre de Jean-Marie Leclair ;
▪ être témoin de certaines horreurs de la Seconde Guerre Mondiale;
«Confiteor» est aussi une quête de la vérité, d’une vérité cachée derrière l’opacité de l’histoire et du présent. En plus des histoires d’amour et d’amitié, en plus des mystères qui entourent son passé, Adria nous révèle graduellement le long chemin parcouru pour découvrir la genèse de la fortune familiale, les actions pas toujours orthodoxes de son paternel pour mettre la main sur des objets d’art et des manuscrits.
Je n’irais pas jusqu’à dire que «Confiteor» est un polar mais cette quête de la vérité cache mal une enquête culturelle à travers les siècles.
Mais surtout, derrière cette œuvre immense, «Confiteor», c’est aussi un auteur. Un style. Une façon de faire. Une manière d’écrire propre à Jaume Cabré qui demande au lecteur un certain effort, l’effort de suivre les méandres du cerveau de Cabré, l’effort d’être attentif, en tout temps, pour suivre le fil des histoires qui s’entrelacent, se chevauchent et se complètent.
Jaume Cabré possède un style vertigineux. Oui, l’auteur catalan a le don de donner le vertige à son lecteur. Tout au long de la lecture, le lecteur est inconfortablement installé sur un fil de fer, se balançant en équilibre sur différentes temporalités. L’écriture suit la réflexion du personnage et peut se retrouver, sans avertissement, dans un autre temps, un autre lieu. Au fil des phrases, j’ai ressenti parfois cet inconfort, ce léger doute qui m’avertissait d’un voyage temporel.
Jaume Cabré, en plus, nous transporte souvent du cerveau du narrateur au «je» vers un narrateur autre, ce qui donne des paragraphes, parfois déstabilisants mais toujours agréables. Cette exercice d’une vision double, d’un narrateur qui devient un personnage que l’on regarde vivre, donne une saveur particulière à la lecture. Tout au long de ma lecture, j’ai souvent ressenti ce frisson que l’auteur provoque en transgressant les règles de la littérature … pour en écrire de nouvelles.
Lire un roman de Jaume Cabré n’est pas une activité facile ! C’est pour cette raison que je le conseille fortement aux lecteurs qui acceptent de se laisser transporter dans un univers unique, écrit de façon tout à fait différente; je ne connais pas d’équivalent au style de Cabré. Parfois, on est déstabilisé, souvent, on est enchanté. Ce frémissement du lecteur qui doit revenir sur le dernier paragraphe, pour lire ou relire une phrase ou un enchainement, fait partie du contrat tacite entre l’auteur et le lecteur. Ce moment, presque angoissant, où on se demande à quel endroit l’auteur nous amène-t-il, ce moment de flottement où, décontenancé, on doit faire confiance à l’auteur, tous ces moments un peu délirants trouvent leur réponse dans ce plaisir de lire, bien spécial. C’est clair, évident, on aime ou on déteste. L’écriture nous captive ou nous perd.
Dans Confiteor, le Catalan Jaume Cabré explore plusieurs siècles de barbarie. Au fil d’un audacieux roman-monstre.
Et si l’histoire du monde se résumait aux relations entre les cow-boys et les Indiens? Ou, plus prosaïquement, à celles de deux figurines: Aigle noir, le vaillant chef Arapaho, et le shérif Carson, les deux jouets de l’enfance d’Adrià Ardèvol, philologue barcelonais de renom, atteint de la maladie d’Alzheimer, mais toujours combatif. « Je sais que j’invente des choses, mais ça ne m’empêche pas de dire la vérité », confie Adrià à son ami Bernat Plensa, écrivain plus ou moins raté, chargé de retranscrire le manuscrit de ses Mémoires. Le père d’Adrià, théologien devenu antiquaire, assassiné dans d’étranges circonstances, rêve de faire de son fils un génie. Sa mère songe pour celui-ci à une carrière de violoniste virtuose. Aussi le jeune Adrià reçoit-il un cadeau d’exception: un storioni d’une valeur inestimable. Le parcours chaotique de cet instrument maudit sert de prétexte au Catalan Jaume Cabré pour explorer plusieurs siècles de barbarie, de l’Inquisition à Auschwitz-Birkenau en passant par le franquisme.
A la lisière du fantastique
Huit ans de travail, près de 800 pages, des centaines de sous-intrigues et de personnages, un récit qui court du XIVe au XXIe siècle entre l’Espagne, l’Allemagne, Paris et Rome: Confiteor a tout du roman-monstre, qui tente d’embrasser le mouvement du monde et tous les genres littéraires. L’auteur se joue de la chronologie et change de ton à loisir. Il se permet même de frôler le fantastique (tel l’inquisiteur général Nicolau Eimeric, né en 1320, qui rejoint les troupes SS…), mais il garde, malgré ces audaces narratives, l’esprit du grand roman-feuilleton, tendu vers une seule et même quête: celle des origines du Mal.
Au détour des confessions d’un homme vieillissant, ce roman aussi dense que déchirant épouse le chaos de l’Histoire et de la mémoire.
A qui s’adressent ces « coupons de mémoire » effilochés, ce confiteor confit de terreur, cette confession-fleuve pleine de remous et d’infiltrations, ce pavé jeté dans la mare aux diables, cette « histoire tellement longue » dont les mots se bousculent dans le cerveau d’or du narrateur ? A deux jouets inusables, deux figurines fidèles au poste, un cow-boy et un Indien, le shérif Carson et Aigle noir, sans cesse sommés de donner leur avis, de secourir leur propriétaire, Adrià Ardevol, enfant-adulte qui n’a « jamais eu l’âge pour rien », vieillard retombé en enfance, être sans âge rongé d’intelligence. A la femme qu’il aima tant, Sara, mais que la vie ne cessa de lui prendre et de lui rendre, au gré de marées tour à tour dévastatrices et consolatrices. A son violon sans prix, un Storioni dégotté par son père et sali autrefois par d’immondes desseins : nazisme, vampirisme, narcissisme. Au lecteur si respecté, tutoyé, vouvoyé, ou télépathiquement invoqué, dont la concentration est requise et récompensée à chaque instant : pour se permettre de passer avec une telle dextérité (au sein d’une seule phrase, parfois !), d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, d’un récit à l’autre, il faut une complicité littéraire forte avec les yeux qui vous parcourent, et Jaume Cabré la crée sans tapage, faisant jaillir en soi ce qu’il y a de plus lumineux et de plus perspicace.
Rien de laborieux, de fabriqué, dans ce texte inouï qui parle à tous, aux murs, aux objets, aux morts, aux pas encore nés. Tout coule de source, comme dans la cervelle du héros, surdoué captant trop d’ondes, envahi par le vacarme de l’Inquisition, du franquisme, de la Shoah, hanté par les voix de ses proches, père abject et tyrannique, mère desséchée par l’insatisfaction, dans le Barcelone des années 1940, 50, 60, 70, 80, 90, 2000, et peut-être même au-delà, tant l’acuité visionnaire d’Adrià Ardevol est grande.
Enfant précoce typique, « toujours ailleurs », amoureux d’une fille « spéciale », spectateur de lui-même et des autres, incapable de prendre part à la vaine agitation qui l’entoure, éternellement en avance sur les discours, les actes, les réflexions, en proie à l’effervescence inextinguible de sa mémoire phénoménale, Adrià est une coupe trop pleine. Alors il écope. Pour accéder à sa véritable identité (brouillée au point qu’il parle de lui en utilisant le « je » et le « il » dans une même phrase), il se dépouille. Après avoir tant accumulé, appris l’araméen, l’allemand, le français, l’anglais, le russe, la musique, la théologie, la philosophie, le commerce… il est tenté par le renoncement. Arrêter le violon, cesser d’écrire, n’être rien, « comme le zéro qui n’est ni un nombre naturel, ni un entier, ni rationnel, ni réel, ni complexe ». L’abandon est le leitmotiv de ce roman déchirant, écrit sous formes de croûtes, de lambeaux, de peaux mortes. « Ne mettez pas de miettes par terre », lui répétait la servante de la maison en distribuant du chocolat à lui et à son ami, quand il était petit. A la fin de sa vie, les miettes mouchettent le sol, difficiles à ramasser, impossibles à effacer, dessinant les belles arabesques d’une pensée en arborescence. Comme si son cerveau était devenu un tableau de maître.
Adrià garde jusqu’au bout une foi intacte en l’art, qu’il voit comme une « façon de s’entendre avec la vie, avec les mystères de la solitude, avec la certitude que le désir ne s’ajuste jamais à la réalité ». Une belle définition de Confiteor, roman inépuisable de presque huit cents pages, qui donne l’enivrante impression, comme le confesse son héros à la fin de sa vie, de n’avoir pas dit la moitié de ce qu’il avait en tête.
Marine Landrot